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17 mai 2021 Expertise muséale Sésame, récit d’une aventure humaine

« Milène, il faut que je te parle d’un projet! »

C’est Josée Landry Sirois, une artiste engagée auprès de diverses communautés marginalisées, qui m’interpelle ainsi dans la rue le 22 novembre 2018. Mon collègue Pierre-Luc et moi rentrons alors d’une « tournée » de lieux associés à l’itinérance, à la fois complètement bouleversés et emballés. Josée ne le sait pas encore — et jusqu’à un certain point, nous non plus — mais son intervention tombe à point.

Quelques semaines auparavant, l’organisatrice communautaire Magali Parent était venue nous présenter un projet d’exposition de photos sur l’itinérance. Nous ne pouvions alors lui assurer un lieu de diffusion, mais le directeur de la programmation du Musée lui avait toutefois demandé si elle accepterait de planifier pour nous une visite de différents lieux fréquentés par des personnes en situation d’itinérance.

C’est de cette visite singulière avec Magali que nous rentrons lorsque Josée apparait devant nous. Bien que nous ne le voyions pas alors, les astres sont en train de s’aligner…

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Combattre des idées préconçues

Au début de l’année 2019, Stéphan La Roche, le PDG du musée, me demande de déposer un projet en vue de l’obtention d’une subvention qui viserait à rendre la culture accessible aux personnes marginalisées, aux personnes vivant avec un handicap ou issues de l’immigration. Ce dépôt nous apparaît comme l’occasion de réfléchir au renouvellement de notre exposition permanente sur le Québec à laquelle plusieurs collègues se consacraient alors. Il nous semblait à Pierre-Luc et à moi que l’exposition actuelle faisait peu ou pas de place aux communautés marginalisées et que nous avions le devoir de leur donner voix.

Dans la demande de subvention, nous avons donc exprimé le souhait de consulter ces communautés, mais également de développer un projet de cocréation avec elles ainsi qu’avec des artistes et experts du milieu communautaire. Ce projet de cocréation favoriserait la prise de points de vue de différentes personnes marginalisées quant à la représentation qu’on saurait faire d’elles dans une éventuelle exposition de référence sur l’histoire du Québec, mais aussi contribuerait à déterminer les objets de collection pouvant refléter leur récit de vie et leur histoire commune. C’est ainsi qu’en moins de 48 heures, nous avons mis sur papier le projet Sésame.

L’idée qui nous habitait, mon collègue et moi, était de donner voix aux personnes en situation d’itinérance. Je me souviens des propos et de la consternation dans le regard de nos collègues lorsque nous évoquions notre projet : « Ben voyons! On ne peut pas faire cohabiter des itinérants avec nos petites familles, ça ne fonctionnera pas! »

@ Musée de la civilisation
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Encore aujourd’hui, l’itinérance est perçue comme un bloc monolithique, alors qu’elle a plusieurs visages et ne répond pas qu’à un seul stéréotype.

Et pourquoi pas? N’est-ce pas là une belle occasion de faire tomber les préjugés? Ne sommes-nous pas un musée de société qui se veut « populaire et accessible »? S’il y a un lieu où un réel dialogue, une réelle rencontre s’avère possible, c’est bien au Musée de la civilisation!

Depuis que j’exerce mon métier comme chargée de projet d’action culturelle, j’ai toujours accueilli dans nos activités des personnes de toute origine culturelle et socioéconomique. La présence des personnes en situation d’itinérance est certes marginale, mais bien factuelle. Je ne voyais donc pas pourquoi ce projet ne pourrait pas voir le jour.

Comment passer de la parole aux actes?

Quelques semaines ont passé et nous avons finalement reçu cette subvention. Nous avons donc débuté les premiers contacts auprès des différents partenaires que nous avions ciblés pour chacun des volets du projet Sésame. Nous avons également approché Magali Parent, cette organisatrice communautaire qui nous avait ouvert les yeux et le cœur sur la réalité des personnes en situation d’itinérance.

N’empêche que lorsqu’on quitte la paperasse et qu’on se confronte à la réalité, c’est souvent là que les enjeux commencent réellement : « Comment travaille-t-on avec des personnes pour qui combler les besoins de bases constitue le principal combat quotidien? »

Magali nous a alors parlé du projet Porte-clés, projet qui a pour principaux objectifs d’intégrer des personnes en situation d’itinérance chronique ou irrégulière en logement et qu’elles puissent retrouver un peu de stabilité et, surtout, leur dignité. Dans un premier temps, elle nous a proposé d’approcher d’abord des personnes qui ont un passé relié à l’itinérance, mais qui ont eu l’occasion de vivre un « certain » recul depuis leur dernière période d’instabilité résidentielle. Ceux-là mêmes que l’on nomme «experts de vécu» dans le jargon des organismes d’aide en itinérance.

Huit organismes de la région de Québec se sont regroupés pour proposer un projet de concertation clinique et, plus particulièrement, l’implantation de l’approche « Logement d’abord ». Ce projet est baptisé Porte-Clés et est coordonné par l’organisme PECH.

L’usager devient un « expert de vécu » quand, par son engagement dans les formations et démarches réflexives mises en place par une association d’usagers, il devient capable de transcender le niveau strictement personnel de son expérience, de son vécu, et acquiert ainsi la capacité de prendre de la distance par rapport à ses propres expériences, de les abstraire, de les élargir et de s’inspirer de celles d’autrui afin de pouvoir représenter les usagers et leurs proches.

Magali nous a également sensibilisés au fait que l’efficacité de la mobilisation de ces experts de vécu réside dans le respect des relations de confiance déjà établies sur le terrain et dans l’octroi d’une reconnaissance monétaire pour leur participation au projet.

Notre projet était encore à l’état embryonnaire et imprécis, mais nous avions tout de même des objectifs clairs : récolter des informations quant à l’histoire respective de ces experts de vécu ; déterminer la place qu’ils souhaiteraient occuper au sein d’une exposition ; et définir la façon dont ils aimeraient y être représentés. Il allait aussi de soi qu’une allocation de participation leur serait versée, celle-ci contribuant également à renforcer l’action communautaire.

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Étendre les affinités

Je me suis alors rappelée cette rencontre fortuite avec l’artiste Josée Landry Sirois devant les bureaux du Projet L.U.N.E, cette fameuse journée de novembre 2018. J’ai connu Josée il y a plus de 15 ans alors que nous complétions toutes deux des études en arts visuels. La démarche artistique qu’elle a développée depuis peut se comparer à un laboratoire intime dans lequel elle interroge son quotidien. Quant à son inspiration, elle naît de questionnements collectifs et de préoccupations sociales.

Ce projet dont elle voulait me parler alors avait certains points en commun avec le nôtre. Surtout, elle souhaitait travailler avec des communautés marginalisées. Nous lui avons donc rapidement proposé de s’intégrer à notre projet. Josée y a sauté à pieds joints, ne comptant plus ses heures, ne mettant jamais de côté sa sensibilité et sa créativité.  Sa grande expérience avec les communautés ajoutait d’autant plus à son grand talent.

Parallèlement aux consultations et au projet de cocréation, je gardais aussi en tête que nous devions documenter l’expérience afin de répondre à l’une des conditions de la subvention reçue. J’ai donc demandé à un collègue documentariste qu’il m’accompagne dans cette aventure et la réalisation de courts documentaires est née de cette rencontre avec Marcelo Riveros. Le regard brillant, Marcelo s’est illico engagé et l’idée de documenter un projet est devenue une extension même du projet de cocréation.

<h3class= »mt-30″>Le début des consultations: première phase du projet

À l’intérieur du projet Sésame, le rôle de Magali était de planifier, coordonner et animer les rencontres de consultations, mais elle était surtout notre point de contact avec la communauté. Elle a mobilisé des experts de vécu et présenté aux équipes de quelques organismes d’aide en itinérance, avec lesquels un lien de confiance existait déjà, notre projet un peu flou. Je tiens à préciser que derrière ce flou se cachait notre intention de laisser place au sensible et à la spontanéité.

Plusieurs rencontres individuelles avec des représentants d’organismes et des experts de vécu ont été nécessaires afin de favoriser leur adhésion au projet. Nous avons finalement réussi à constituer un groupe de neuf personnes, composé de trois femmes et six hommes, âgés de 40 à 65 ans. Leur participation se ferait sur une base volontaire et un calendrier leur serait communiqué au fil des séances de consultation. Nous avons établi ensemble le rythme des rencontres, soit une par mois, d’une durée d’environ trois heures chacune.

© Musée de la civilisation
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Joëlle Lauzé, une intervenante de l’organisme Clés en main, s’est aussi jointe au groupe. Son rôle était de renforcer le filet social dans le cas où un ou des besoins nécessitant un soutien plus grand se feraient sentir lors des échanges au sein du groupe.

Quant à l’animation des rencontres dirigées par Magali, elle a été conçue afin de favoriser des échanges suscitant des réflexions personnelles, de façon à mettre en lumière le vécu des neuf participants et leur recul quant à celui-ci depuis leur retour à une stabilité résidentielle. La forme de ces rencontres avait aussi pour but de développer un lien d’appartenance au groupe et de créer un sentiment de confiance entre les participants, l’équipe du Musée, l’artiste en arts visuels, le cinéaste, l’intervenante psychosociale et l’organisatrice communautaire.

À partir de la troisième rencontre, deux chargées de projet d’exposition se sont jointes à l’équipe et ont présenté l’exposition permanente Le temps des Québécois et les prémices de la nouvelle exposition destinée à la remplacer en 2023. L’une d’elles, Geneviève de Muys, ne savait pas alors qu’elle deviendrait la chargée de projet de notre exposition à naître.

Nous avons voulu faire émerger de ces consultations les points importants à mettre de l’avant dans une future cocréation qui exposerait des caractéristiques de vécus en itinérance. Le public qui visiterait cette future exposition pourrait ainsi mieux comprendre ces réalités et laisser tomber certains préjugés s’y rattachant. À cela s’ajoutait notre désir d’identifier des objets du quotidien, porteurs de sens et de signification pour cette communauté.

Personnellement, je souhaitais qu’à l’issue de ce projet, le public prenne conscience que personne n’est à l’abri de se retrouver dans une telle situation. Un décès, une perte d’emploi, une dépression, ce sont tous des événements qui peuvent nous fragiliser et mener à l’itinérance.

© Musée de la civilisation
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Construire l’introspection

Les deux premières rencontres se sont tenues dans des lieux connus et fréquentés par les experts de vécu afin de favoriser la création d’un lien de confiance. Elles se sont ensuite déplacées à même le musée, les participants ayant eux-mêmes exprimé leur souhait de poursuivre la démarche en nos murs. Le musée leur semblait un endroit neutre du fait qu’il ne faisait aucunement référence à un passé qu’ils souhaitaient garder derrière eux. Chaque rencontre débutait par le partage d’un repas. Cette formule permettait à chacun de se déposer, d’entrer tranquillement, et à son rythme, dans le vif du sujet, et de partager des éléments de leur vécu en lien avec les périodes d’itinérance.

Dès la deuxième rencontre de consultation, le documentariste Marcelo s’est joint au groupe. Comme nous devions obtenir le consentement des experts de vécu avant d’aller plus loin, nous avons pris le temps d’expliquer la raison de sa présence et notre intérêt à documenter tout le processus de coconstruction. Malgré cela, une période d’apprivoisement a été nécessaire avant d’obtenir l’adhésion de l’ensemble du groupe. Et la question des préjugés, pourtant redoutée par les participantes et participants, n’y était pas étrangère. Marcelo, dont le fort accent chilien ne laisse nul doute quant à ses origines, a dû gagner, une personne à la fois, la confiance de chacune. Eh oui, nous avons tous nos petits préjugés…

Cette acceptation de leur part a permis de tisser des liens forts en vue de créer des petits portraits d’experts qu’on avait ciblés, Marcelo et moi. Ces brefs documentaires prendraient place au cœur de la future exposition afin de démystifier certains préjugés possibles du public face aux questions reliées à l’itinérance.

Les rencontres étaient animées de sorte que chaque personne impliquée à l’intérieur du projet soit interpellée au même niveau. Personnellement, je me suis rendu compte que, contrairement aux experts de vécu, j’avais un certain malaise à exprimer des pans plus intimes de ma vie, à répondre à certaines questions posées par Magali. Lorsque l’on travaille dans un Musée, nous côtoyons beaucoup de spécialistes, chercheurs, artistes, bien que nous ayons une sensibilité aux autres, nous demeurons bien souvent dans les sphères de réflexion et de création, très peu dans les échanges intimes. Un travail d’introspection fut donc exigé de l’équipe du musée afin que nous laissions tomber nos propres barrières.

Brise-glace
Demandez à chaque participant de tirer un sou noir d’un récipient et de raconter une histoire intéressante ou particulière se rapportant à l’année où la pièce a été frappée. Chacun leur tour, les participants partagent leur histoire.

Entrevue de groupe

  • Aujourd’hui, vous sentez-vous en partie la même personne que lorsque vous étiez plus jeune ?
  • Qu’est-ce qui nous fait peur ?
  • Amorce d’identification de thèmes ayant émergé.

Brise-glace
Lien avec le jour que nous sommes, le 3e vendredi du mois d’octobre – La Nuit des sans-abris. Si c’était une journée thématique en votre nom aujourd’hui, ce serait la journée internationale de quoi ? Et pourquoi ?

Entrevue de groupe
Utiliser les objets ; les mettre au centre de la table, afin que les gens puissent les observer en cours de rencontre et au moment de poser la question

  • En observant les objets, quel souvenir marquant de vos ou de votre période d’itinérance vous revient en tête?
  • Et si nous nous retrouvions sans logement du jour au lendemain, quel objet vous interpelle le plus en y pensant
  • Comment vous représentez-vous le ou les Musées ; selon vos perceptions, quelles images, quels mots ou sensations vous viennent en tête ?

Amorce d’identification de thèmes ayant émergé.

Brise-glace
Polariser les idées, impressions, perceptions, afin de déconstruire leur fondement

  • Si vous aviez entièrement le choix, habiteriez-vous en ville ou en campagne ? Et pourquoi ?

Entrevue de groupe
Faire sortir le thème des préjugés portés, consciemment ou inconsciemment

  • Quels sont les types de personnes, de comportements ou de situations, qui provoquent pour vous une forme de malaise, d’envie de rejet ou de fermeture, et ce, sans en comprendre totalement le pourquoi ?

Projection vidéo
« Rencontre avec un itinérant et un intervenant social ». Téléjournal 18h, ICI Radio-Canada Télé, 5 novembre 2019.

  • Quels sont les préjugés que vous avez remarqués le plus à l’égard de votre situation lors des périodes d’itinérance?

Visite du Musée
Visite des ateliers du Musée et leurs artisans, ainsi que des expositions BroueL’homme des tavernes et Le temps des Québécois.

Retour avec le groupe sur la visite et l’expérience au Musée.

Présentation de l’équipe du Musée
Le défi de collectionner des objets en lien avec l’itinérance.

  • Quels objets seraient à acquérir, à quel endroit, auprès de qui ou de quel organisme ?

Retour sur les dernières rencontres

  • En vous replongeant dans les souvenirs des dernières rencontres, y a-t-il des éléments qui vous viennent en tête plus que d’autres, en référence aux objets ou non qui pourraient témoigner des réalités reliées à l’itinérance?

L’horizon des possibles pour la suite
Échanges et présentation de Josée Landry-Sirois – Artiste.

  • Qui pourrait avoir envie de continuer dans une 2e phase, dans l’optique de s’investir de différentes façons potentielles et donc de contribuer à réaliser une œuvre ?
  • Réflexion autour des types de cadres :
    • Projet central + Projets individuels ex. Ligne du temps
    • Présentation et médiation connaissances influences artistiques
    • Conceptualisation
    • Production
    • Rencontres individuelles d’échange
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Tu sais, ça change le regard sur les gens, sur les choses, parce qu’il y a des réalités que tu ne peux même pas imaginer, qui existent vraiment… Moi ça fait longtemps que je travaille au Musée, j’ai fait toute sorte de projets, mais ça, la dimension humaine, elle est vraiment là! – Valérie Laforge, conservatrice

La création: deuxième phase du projet

Après quatre séances de consultation, l’équipe semblait prête à débuter les ateliers qui mèneraient à une création collective. Dans notre calendrier, tout ce travail devait être terminé dans l’année en cours, soit pour le printemps 2020.

Magali continuait d’être présente, mais c’était dorénavant au tour de l’artiste-médiatrice d’animer les rencontres. Josée a d’abord pris soin de présenter son travail, d’expliquer sa façon de créer et d’évoquer les différents projets avec la communauté qui ont fait partie de son cheminement. Elle a ensuite tranquillement amené les participants à réfléchir à ce que chacun d’entre eux souhaiterait proposer au public. Envisageaient-ils de créer une œuvre collective ou plutôt de proposer de petits récits individuels?

Le rôle de Josée était de faire jaillir les idées de chacun, leurs forces, mais aussi de lier entre elles les propositions. Au fil des rencontres, d’autres membres de l’équipe du Musée se sont joints à notre groupe : conservateurs, chargée de projet d’exposition, designer, etc.

Notre souci d’identifier des objets témoins de l’itinérance demeurait. C’est d’ailleurs à l’issue de la première rencontre créative que Magali a soulevé l’idée d’approcher Lauberivière, un refuge pour les personnes en situation d’itinérance ou à risque de l’être. Lauberivière se trouvait déjà dans un processus de déménagement et le moment était parfait pour entrer en contact avec son directeur qui a accueilli l’idée à bras ouverts. Rapidement, une rencontre a été fixée avec l’équipe de la conservation.

Cette visite des lieux a transformé les membres de l’équipe du Musée.

Parmi les experts de vécu, certains avaient déjà des affinités artistiques, d’autres moins. La principale difficulté rencontrée par l’artiste était d’assurer la cohérence, de réfléchir à un liant entre tous les participants. Un regard croisé entre la perception de l’artiste sur les individus, et les individus sur leur propre vécu, a provoqué un dialogue entre les œuvres qui allaient pouvoir être créées. Beaucoup de commentaires avaient été rassemblés lors des consultations, Josée notait dans un petit calepin toute information pertinente et sensible, des images, des mots, des idées. Le travail de création de Josée s’est articulé autour de cette idée de magnifier les objets, le quotidien et les réalités des individus.

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Une pandémie qui bouleverse tout!

Lors de la deuxième rencontre de création, nous sortions tout juste d’une séance de travail sur les objets identifiés à Lauberivière, soit, un lit, un cendrier, des chaises dépareillées, un téléphone, etc. Le regard des experts de vécu et leur validation quant à ces objets nous confirmaient que nous avancions dans la bonne voie. Nous sortions tous motivés par cette rencontre créative!

Cette même journée, le 13 mars, on nous annonçait que le Musée fermait ses portes temporairement… Puis, plus longuement.

Nous étions si avancés au cœur de notre démarche, qu’il n’était surtout pas question d’abandonner. Nous sentions aussi l’importance de donner un sens à ce projet. Je repensais aussi à cette recommandation que nous avait faite Magali quelques mois plus tôt : l’assiduité et le respect des relations de confiance étaient primordiaux avec nos participants.

C’est à ce moment que Marcelo et moi avons tenu une rencontre : puisque les tournages étaient la seule chose qu’il nous était possible de poursuivre, nous allions peaufiner les portraits des experts de vécu. Cette décision assurerait la continuité du projet. Nous étions convaincus que, peu importe l’issue de la situation sanitaire, nous aurions suffisamment de matériel pour rendre compte de cette expérience humaine.

L’instabilité engendre l’instabilité

La réouverture du Musée à l’été nous a donné une lueur d’espoir quant à la poursuite des ateliers avec les experts de vécu. Une nouvelle rencontre était prévue en août 2020 et nous étions fébriles, mais heureux, à l’idée de retrouver tous les membres de l’équipe!

C’était sans compter ce nouvel apprentissage qu’on s’apprêtait à faire : les liens qui se nouent pour les personnes en situation d’itinérance sont fragiles. Ils peuvent être rapidement brisés et ramenés à l’intérieur d’un processus de désaffiliation sociale. La pandémie a malheureusement affecté certains participants qui ont perdu leur droit au logement. Deux d’entre eux ne se sont pas présentés à la rencontre du mois d’août ni aux suivantes.

C’est aussi à ce moment que mon collègue Pierre-Luc a dû se concentrer sur d’autres projets en cours, décision prise par la direction afin de mieux planifier la charge de travail des équipes.

Nous sentions le besoin de faire une mise au point avec les participants, de leur montrer l’avancement du projet en leur absence. En effet, l’équipe du Musée et l’artiste continuaient d’avancer vers une ouverture d’exposition au printemps 2021. Nous travaillions d’arrache-pied afin de faire cheminer un projet dans un contexte aussi incertain. Même la prise d’objets à Lauberivière était compromise.

À chacune des phases d’avancement, nous faisions valider nos choix auprès des experts de vécu, couleur des murs incluse.

Josée poursuivait le travail de création avec chacun des participants de façon individuelle. Ce serait mentir que de dire que cela a été simple. Le stress lié au virus a non seulement limité plusieurs possibilités, mais a aussi contribué à étirer la durée du projet. Certains experts avaient d’autres obligations. Nous avons dû faire appel à des artisans pour réaliser ou compléter certaines phases du projet. Au final, les œuvres ont toutes pu être réalisées et le concept demeurait le fruit du travail entre l’artiste et les experts de vécu.

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Le 26 mars dernier, nous avons enfin pu présenter l’exposition aux experts de vécu. Cette visite que nous souhaitions faire avant l’inauguration devait leur donner l’occasion de tout absorber avant de se mettre à nu devant le public. Pour l’équipe du Musée, leur venue permettait d’échanger avec eux, de recevoir leurs commentaires, bons ou mauvais.

La visite a eu lieu. L’émotion était palpable. L’aboutissement concret de plus de deux ans de rencontres, de discussions et d’efforts se trouvait là, sous leurs yeux et les nôtres. Derrière la fierté du travail accompli, demeurait toutefois une question lancinante : « Et maintenant, on fait quoi? »

Qu’adviendrait-il du lien de confiance patiemment tissé et de la suite des activités que nous envisagions avec eux? Certains experts avaient signifié leur intérêt à venir à la rencontre du public, à partager des moments de leur histoire afin de poursuivre le travail de sensibilisation. Est-ce que l’engagement stable et le sentiment d’appartenance au groupe allaient se maintenir réellement?

Le temps ne nous a pas été donné de trouver réponse à ces questions. Le 1er avril, nous apprenions que le Musée devait à nouveau fermer ses portes au public.

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Les enseignements de cette expérience

Lorsque je repense à cette journée de novembre 2018, jamais je n’aurais cru que cette aventure se poursuivrait si longtemps. Le caractère flou de notre projet, mais aussi cette intention qui nous animait de donner voix jusqu’au bout à une communauté visée ne sont pas étrangers à la durée de la démarche.

Dans un musée, nous sommes habitués à travailler avec des échéanciers bien définis. Ce n’est toutefois pas le cas pour les différentes communautés marginalisées que nous souhaitons rejoindre et mettre en lumière. Nous devons donc nous adapter à leur réalité. Et lorsqu’une urgence sanitaire s’invite dans un projet, cela ne fait qu’ajouter des incertitudes à son déroulement.

Nous sommes enthousiastes, gens du milieu culturel! Émotifs, aussi! Ces traits de caractère ont joué contre nous à certains moments. Nous étions emballés de proposer des avenues aux experts de vécu sans toujours en mesurer les impacts. Lorsque ces idées ne pouvaient se concrétiser, cela relevait pour nous des aléas du métier. Mais c’est bel et bien de la déception qui pouvait se vivre chez les personnes concernées.

Nous avons dû à quelques moments intervenir auprès d’eux, faire des retours sur des décisions qui ont pu être perçues comme des échecs. Il faut savoir faire preuve d’humilité et affronter la réalité. Ne rien faire miroiter sans avoir la confirmation que ce sera réellement envisageable.

N’en demeure que le projet Sésame nous a tous transformés pour le mieux en tant qu’équipe de travail.

Milène Essertaize – chargée de projet culturel